COMMÉMORATION DE L'ARMISTICE DU 11 NOVEMBRE 1918 En provenance des Alpes, les trois frères Rattaire sont tombés sur nos terres. Effroyable banalité de la Grande Guerre. Rancoeur du père contre vengeance du maire, ils ne recevront jamais les honneurs du cénotaphe de leur village. Aujourd'hui, au Moutaret, ils sont réhabilités.Les premières neiges recouvrent patiemment le massif de Belledonne entre Isère et Savoie. Le Moutaret est un hameau de 220 âmes accrochées à de solides maisons de pierre, taillées pour l'hiver et le silence. Cet après-midi, près d'un siècle plus tard et une enquête du maire voisin d'Allevard, des langues se délieront pour rendre hommage aux frères Rattaire. Devant le préfet et les députés du coin, une plaque à leurs noms rejoindra enfin le monument aux morts. Comment expliquer un tel oubli ?
Tout ou presque oppose Adolphe Rattaire, instituteur et secrétaire de mairie, patriote et catholique, à Claude Rosset-Fassioz, maire socialiste et pacifiste, agriculteur et vigneron. Le père Rattaire a un autre défaut majeur il est originaire d'Aiton, à 25 km d'ici, mais en Savoie : « C'est un Italien. » Puis le fracas, la boucherie. « La gloire », assure Adolphe Rattaire. En un an, d'octobre 1914 à octobre 1915, le chaos lui arrache ses trois fils. Soupçonné de simulation par un âne d'officier, Honoré, 22 ans, meurt d'une péritonite.
Alfred, 26 ans, destiné à une carrière ecclésiastique, tombe lors de l'offensive d'Artois de mai-juin 1915. Le général Pétain sacrifie 102 000 hommes sans reprendre la crête de Vimy. Le matin de sa mort à Neuville-Saint-Vaast, le 17 juin, Alfred écrit à ses parents : « Si je suis au nombre de ces heureux morts, ne me pleurez pas trop. J'espère aller rejoindre mon frère Honoré, mort aussi pour la France. C'est là-haut que nous nous retrouverons sans larmes ! » Noire ironie, c'est ce jour que le ministère de la Guerre décide de fournir des casques aux fantassins.
Louis, 22 ans, sous-lieutenant, est fait pour les armes. « Un excellent soldat à l'âme vraiment française », notent ses supérieurs. Ce qui ne lui évite pas de mourir d'une balle en pleine tête le 4 octobre 1915 à Souchez, à l'assaut du fortin de Givenchy. Il est décoré à titre posthume de la Légion d'honneur.
Vaincu par le sortLe maire du Moutaret vient annoncer la terrible nouvelle à la maman Marie-Philomène. Vaincu par le sort, Adolphe explose : « C'est notre troisième fils que cette guerre nous prend. Et le vôtre ? Il est toujours bien caché dans les champs ? Vous dites que vous êtes pacifiste, vous êtes un trouillard, oui ! » Claude Rosset-Fassioz a effectivement usé de ses relations pour éviter le feu à son beau-fils, un gaillard de 20 ans qui travaille tranquillement à la ferme. Le patriote Adolphe Rattaire ne supporte plus l'injustice. La guerre, intime celle-là, est déclarée. Les éclats de voix et les réflexions survivent aux combats. Le maire révoque en 1920 son secrétaire, accusé sans mesure de garder chez lui des livres de la bibliothèque.
Comme dans toute la France, le souvenir s'organise. Un « comité de poilus » travaille à l'érection du monument aux morts, un obélisque en granit bleu de Savoie. Reste à déterminer les noms des enfants du pays qui rempliront le martyrologe. En coulisses, Claude Rosset-Fassioz aiguise sa vengeance. Les trois frères Rattaire sont inscrits sur le registre de recensement de la commune mais le maire surpasse la loi en exigeant la naissance au village pour figurer au fronton du cénotaphe. Le coup est bas.
Adolphe Rattaire écrit à son adversaire le 3 mai 1921 : « Serait-il vrai que par déni de justice et ingratitude patriotique, vous vous êtes permis, de votre propre autorité, d'éliminer leurs noms, ce qui constituerait une macabre insulte à leur mémoire ? »
L'affaire remue le village le conseil municipal se divise. Une pétition est envoyée au préfet par douze habitants : « Le maire ne peut invoquer un oubli. Il s'agit d'une omission volontaire pour satisfaire des haines personnelles et de basses rancunes. » Le vieil édile aura le dernier mot. Le monument aux morts est inauguré au printemps 1922. Adolphe et Marie-Philomène, morts en 1930 et 1936, sont enterrés à Aiton. Sur la pierre tombale est gravé : « À la mémoire des trois fils Rattaire, morts pour la France.
» En 2008, à l'occasion de la rénovation du monument aux morts du Moutaret, l'histoire resurgit. Un ancien évoque : « Une sale histoire de monuments aux morts... » Le reste se trouve aux archives départementales. Alain Guilly, le lointain successeur de Claude Rosset-Fassioz, « ne veut pas donner de leçon, juste réparer un oubli ». •
« Les Frères Rattaire, l'affaire des oubliés de 1914-1918 », de Philippe Langénieux-Villard (éditions Héloïse d'Ormesson).